Lorsqu’un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît; appelant même l’hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils; ces essais de psychologie se prolongent jusqu’à ce que la nourrice ait découvert l’épingle, cause réelle de tout.
Lorsque Bucéphale, cheval illustre, fut présenté au jeune écuyer ne pouvait se maintenir sur cet animal redoutable. Sur quoi un homme vulgaire aurait dit: «Voilà un cheval méchant.» Alexandre cependant cherchait l’épingle, et la trouva bientôt, remarquant que Bucéphale avait terriblement peur de sa propre ombre; et comme la peur faisait sauter l’ombre aussi, cela n’avait point de fin. Mais il tourna le nez de Bucéphale vers le soleil, et, le maintenant dans cette direction, il put le rassurer et le fatiguer. Ainsi l’élève d’Aristote savait déjà que nous n’avons aucune puissance sur les passions tant que nous n’en connaissons pas les vraies causes. (8 Décembre 1922, Propos Sur le Bonheur, Alain)